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Marc Strauss,
Comment la psychanalyse guérit

Istanbul, 07.05.2016

Marc Strauss

Istanbul – IF-EPFCL Mai 2015

 

Comment la psychanalyse guérit ?

Argument

Une vie plus amie

 Prendre au sérieux l’inconscient est grave : cela implique de renoncer à toute innocence, comme à toute maitrise. Pourquoi devrions-nous accepter d’avoir une part dans ce qui nous arrive et nous fait souffrir, dans ce qui nous fait symptôme ? Pourquoi reconnaîtrions-nous que non seulement nous ne pouvons l’éviter, mais que même nous allons au devant de sa répétition ?

La psychanalyse avec Freud a montré la subordination de la conscience à cet impératif, d’autant plus implacable que le sujet en rejette avec effroi les conditions. Quelle histoire faut-il se raconter pour s’infliger cela ? Une histoire bien précise, construite pièce par pièce, dans un but plus précis encore : s’assurer de son existence d’être unique.

Avec Lacan, le pari est non seulement d’en neutraliser l’impasse, mais d’y trouver l’issue d’une authentique satisfaction possible.

 

Conférence

Merci.

Je voudrais d’abord saluer ici Zehra Eyoruk, qui par sa détermination est à l’origine de cette réunion, de cette mobilisation à propos de la psychanalyse. Je suppose, quoique je ne connaisse pas bien la situation de votre pays, qu’elle n’est pas encore ici galvaudée dans le discours courant. Merci donc à elle, pour la confiance qu’elle m’accorde en m’invitant à en faire entendre la voix, merci aussi à Ceren Korulsan et Ozgur Ogutcen qui oeuvrent avec elle pour rendre présente la psychanalyse lacanienne en Turquie, et à vous, pour l’intérêt que votre présence manifeste.

 

Alors, la psychanalyse, est une thérapeutique de la souffrance subjective, relativement nouvelle, et originale. Nous le savons, elle a été inventée à Vienne par Sigmund Freud, autour des années 1895-1900. Elle a connu depuis des développements divers et son mouvement, unique au départ, s’est scindé ensuite en un certain nombre de courants qui se réclament de lui, et d’autres qui s’en inspirent plus ou moins explicitement. Parmi ces courants, le mouvement lacanien. Lacan, français, étant né pour sa part en 1901, et il est mort en 1981. Depuis sa mort, n’y a pas une unique association lacanienne dans le monde, ni même en France, il y en a même beaucoup, mais la référence à son enseignement est centrale pour tous ses élèves. Il faut ajouter que Lacan s’est toujours voulu freudien, au sens d’une fidélité entière aux objectifs de Freud, et il a voué sa vie à développer les conséquences de cette méthode de guérison originale des souffrances subjectives.

 

C’est un fait, la psychanalyse guérit. Mais elle ne guérit pas tout, ni tout le monde.

Ce qu’elle guérit, et qui elle guérit est entièrement déterminé par sa méthode.
Une méthode qui se caractérise par deux particularités, et seulement deux.

D’abord, comme moyen, elle utilise la parole, et seulement la parole.

Ensuite, elle mise sur un procédé original dans la façon dont cette parole est utilisée : l’association libre.

 

L’association libre, vous le savez, cela consiste à dire ce qui vient à l’esprit, et comme ça vient, à un autre, le psychanalyste, présent mais invisible. C’est évidemment une folie qui va à l’encontre de tout ce qui s’est toujours fait dans l’histoire de la pensée. Jusqu’à Freud, l’humanité s’est toujours efforcée d’atteindre à un plus grand contrôle de la pensée, par l’éducation, par la méditation, par la prière aussi.

 

Il y a à cette méthode freudienne deux postulats implicites : d’une part l’existence de souffrances subjectives, et d’autre part l’existence d’un ordre sous-jacent à une parole libérée de toute contrainte de cohérence. Cela implique immédiatement que la dite liberté de l’association est très relative, elle n’est libre qu’au regard des contraintes des échanges socialisés, mais au regard de cet ordre inconscient, elle est tout sauf libre ; elle est surdéterminée, a dit Freud. Par quoi ? Par quelque chose qui se dit sans que le sujet le sache ; quelque chose qu’exprime déjà, à sa façon sans le savoir aussi, le symptôme. Nous revenons là au postulat des souffrances subjectives.

 

Qu’est-ce qu’une souffrance subjective ? Depuis toujours, elle a été soupçonnée, sans jamais pouvoir être clairement définie dans sa différence avec la douleur physique qui a son origine dans la réalité. Si vous vous coupez avec le couteau que vous maniez, ça fait mal, et ça saigne, et il faut évidemment intervenir matériellement sur la lésion pour agir sur ses effets. Mais il y a des douleurs dont les causes objectives sont plus incertaines. L’amour par exemple, ce sentiment dont nous pouvons penser qu’il est aussi vieux que nous, l’amour bien souvent fait souffrir. Un mot de l’aimé(e) vous transporte d’allégresse, un autre mot vous précipite dans le désespoir – et vous n’êtes jamais sûrs de survivre à sa perte. On n’a pas toujours rapporté ces souffrances au sujet : les anciens pensaient que l’amour était le fait de puissances supérieures, les dieux, dont ils étaient les jouets,. Ensuite, pour certains, la science a remplacé les dieux et les plus extrémistes pensent que les phénomènes dits subjectifs sont en fait des phénomènes chimiques, moléculaires, dont nous n’avons pas encore découvert les lois.

 

Qu’est-ce qui distingue l’homme d’une machine vivante, d’un animal vivant en troupeau ? Son existence est-elle déterminée, au même titre que celle des animaux, par des instincts et des processus chimiques ? Qu’il éprouve subjectivement des passions, des sentiments ne prouve pas que leur cause ne soit pas objective, biologique. L’affirmation freudienne de phénomènes subjectifs est d’un autre ordre : le sujet est partie prenante, il est la cause de ce qu’il éprouve comme douleur subjective. Les dieux qui guident sa destinée sont en fait son inconscient. Et c’est cet inconscient qui est au départ de son symptôme, au même titre que de ses actes manqués et de ses rêves, et finalement au départ de ses choix les plus importants, ceux qui mettent en jeu son désir : le choix de ses partenaires et le choix de ses occupations.

 

N’oublions pas que Freud est parti de l’hypnose, et des travaux de Charcot, qu’il a suivis à la Salpêtrière. À elle seule, elle démontre l’effet de la parole du maître sur les symptômes hystériques : cette parole peut provoquer et aussi faire disparaître des crises de convulsion, des conversions somatiques. Le pas qu’a fait Freud par rapport à Charcot, a été d’une part de prendre au sérieux l’hypothèse de l’origine sexuelle des symptômes puis, aidé par ses patients, de leur laisser la parole. Il a commencé par l’injonction hypnotique : « Souvenez-vous de votre traumatisme ». En effet, Freud avait pensé que le sujet souffrait d’avoir été placé dans une situation impossible à résoudre sur le moment et qu’il l’avait alors mise de côté, chassée de sa mémoire, refoulée. Mais ce que cette situation avait éveillé en lui restait actif et se manifestait dans le symptôme, qui est une formation de compromis entre le refoulement et la satisfaction. Par exemple une jeune femme peut se souvenir que ses douleurs aux jambes sont liées au moment de la mort de sa soeur, quand elle appuyait ses jambes contre le lit de la morte. Il lui était à cet instant venue une pensée intolérable : avec la mort de sa sœur, son beau-frère, dont elle était amoureuse, lui devenait accessible.

Face à la suggestion de Freud de se souvenir, face à sa pression, certains patients se sont rebiffés : « laissez-moi parler » ont-ils dit. La force de Freud a été d’accepter de se soumettre à cette demande, et à partir de là d’écouter ce que les patients avaient à dire.

 

Il ne s’agissait donc plus de les amener vers une destination connue d’avance, mais de les accompagner. C’est ainsi qu’est apparu ce phénomène très particulier que Freud a appelé transfert : au lieu d’être un guide objectif et compétent il a été mis par les sujets dans une position de partenaire de leur vie sentimentale. L’amour, sous ses différentes formes, des plus discrètes aux plus passionnelles, s’est mêlé de l’affaire, ce que Freud a d’abord tenu pour un effet secondaire gênant avant de considérer qu’il était la solution même à la guérison, puisque c’est à travers lui que les patients exprimaient ce qu’ils avaient à dire. Le transfert a pris la place du symptôme, le relai même. C’est ainsi que s’expliquent certaines guérisons miraculeuses en début d’analyse. Lorsque le sujet qui se plaint de son symptôme se sent entendu comme quelqu’un qui a quelque chose à dire, son symptôme trouve l’adresse qui lui manquait. Cette adresse est en elle-même un soutien, pour ne pas dire un bonheur. En effet, le symptôme, nous l’avons vu, est la manifestation de quelque chose que le sujet ne peut dire à personne, et d’abord pas à lui-même.

 

Jusque dans le transfert qui se produit en même temps que l’association libre si le sujet consent à s’y soumettre, c’est toujours la même chose que les sujets disent, même si c’est de façon très différente. Ils disent tous que ça ne va pas, que le compte n’y est pas, que quelque chose leur échappe.

 

Freud, après avoir tâtonné un peu, a trouvé ce qui n’allait pas : le fait que le désir dans son essence, à son départ, était toujours oedipien. Autrement dit, le premier désir est irréalisable et il doit nécessairement changer et de mode de satisfaction et de partenaire. Toutes les satisfactions et tous les partenaires sont donc des substituts, en tant que tels incomplètement satisfaisants. Ainsi, la civilisation et les régulations qu’elle propose pour assurer le bonheur de ses membres non seulement est vouée à une part d’échec mais aussi et surtout, plus la civilisation est exigeante, plus elle s’éloigne des désirs premiers et plus elle génère le malaise chez les sujets qui la composent. Mettre à jour la signification oedipienne du désir rejeté, refoulé, devait donc permettre de ne plus avoir à payer le prix du refoulement, de la dissimulation.

 

Mais Freud a constaté dans les années 1920 que, même en mettant à jour la signification oedipienne du symptôme, pour laquelle les sujets très vite n’ont plus eu besoin de psychanalyste, sa répétition ne cédait pas. Il y a une fixation qui se répète inexorablement et dont la satisfaction reste énigmatique, paradoxale.

 

Lacan a vu dans le mythe d’Œdipe la mise en forme épique d’une structure. L’Œdipe est une mise en forme scénarisée d’une impossibilité qui tient à la structure du langage lui-même. Non seulement pour l’être parlant ça ne va pas, mais ça n’ira jamais, parce que ça ne peut pas aller. Précisément au niveau du sexe. Plus précisément encore au niveau du lien entre les représentations que se fait un sujet de lui-même et sa sexualité.

 

Lacan l’a dit à sa façon, d’une façon qui ressemble à une provocation, et qui est difficile ou oublier : il n’y a pas de rapport sexuel. C’est ce qu’il a déduit de l’invention freudienne et qui en effet cela rend compte de tout ce que Freud a mis au jour.

 

Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relations sexuelles entre humains, elles sont nécessaires à la reproduction de l’espèce. Cela veut dire qu’aucun rapport entre un homme et une femme ne peut faire un. Cela veut dire donc qu’il n’y a entre eux aucune commune mesure, même s’ils parlent tous les deux le même langage. Les relations sexuelles nécessitent donc pour se produire toute une organisation inconsciente substitutive, que nous appelons le fantasme.

 

Le fantasme est comme un programme de logiciel, un scénario qui indique au sujet sa place dans la réalité, les rôles qu’il doit occuper et la façon de les occuper. Ces rôles comprennent le rôle sexuel, lui indiquent comment se comporter en fonction de son sexe, avec ses semblables et avec l’autre sexe. La réalité est ainsi constituée de rapports de fantasmes. C’est ainsi que s’organisent les rapports sociaux, les échanges, y compris les échanges de femmes. Un échange dans lequel les femmes prennent leur rôle. Ces rapports de fantasme peuvent aller jusqu’à faire croire à l’un qu’il a rencontré l’âme sœur qui lui permet de réaliser son rêve, le rêve que son corps et celui de l’autre s’unissent pour qu’ils ne fassent qu’un avec l’autre. Le sujet en attend de se sentir enfin pleinement lui-même, et pas seulement quelqu’un qui joue plus ou moins maladroitement ce qu’il croit être son rôle. Ce serait enfin l’extase.

 

C’est ce qui lui manque, ce sentiment de complétude. Toujours, et quelque soit le plaisir obtenu, même le plus intense, le plaisir sexuel pour beaucoup, le retour à la réalité est une déception. Le compte n’y est pas. Chacun est seul avec sa jouissance, même si elle est simultanée. Ou plutôt, la jouissance, dont la quête anime le sujet par le plaisir qu’il s’en imagine, produit l’effet inverse de celui attendu : au lieu de l’unir à l’autre, elle le divise quand à ce qu’il vient d’éprouver. D’un côté, cela peut être un indéniable succès, de l’autre c’est un échec complet, à la mesure même du succès.

Il faut donc indéfiniment continuer à se supporter, et à jouer son rôle pour exister aux yeux des autres, donc aux siens. Et chacun de ressortir de la chambre à coucher avec son fantasme à soi. Avec, de plus en plus avec le temps, le soupçon que même sur le lit ils ne se sont pas confondus.

 

S’il y a rapport des fantasmes, il n’y pas pour autant fusion des fantasmes. Il y en a toujours un qui mène la danse, donne le rythme. Et pour ce qui est de la jouissance que chacun éprouve, c’est la sienne propre, celle de son corps propre. L’autre peut la constater, mais non l’éprouver. Il y a des sujets que l’écart entre ce qui est espéré d’une part, et d’autre part ce qui est éprouvé, dérange plus que d’autres. C’est ainsi qu’ils peuvent être amenés à faire une psychanalyse, non pour que le compte y soit finalement, mais pour qu’ils puissent prendre acte du fait que le compte n’y sera jamais,.

 

Le compte ne peut pas y être, pour les raisons de structure, parce qu’il n’y a pas de compte sans reste, comme il n’y a pas suite des nombres sans le zéro. L’être parlant est inscrit dans le symbolique, et ce dernier amène avec lui le manque, par la coupure radicale qu’instaure le signifiant. La loi du symbolique rend impossible l’écriture sans reste du rapport entre deux signifiants. On peut en écrire un bout, imaginer un scénario qui les relie, mais s’ils sont réellement différents, ils sont destinés à le rester pour une part. Homme et femme sont des signifiants, le discours permet à chacun de s’inscrire dans le scénario qui est le sien, mais justement, c’est chacun le sien.

 

Le compte n’y est pas, mais le symptôme y est. Le symptôme est même la condition du fantasme. Il est la trace de la façon dont la représentation s’est greffée sur la jouissance, la trace de la jouissance perdue son unité.

 

Ainsi, ce que le sujet a à dire est non seulement que le compte n’y est pas, mais qu’il a toujours su que le compte ne pouvait pas y être. Mais il croyait qu’il devait faire comme si le compte y était, surtout quand il n’y a avait personne à qui il pouvait dire son malheur intime. Jusqu’à ce que vienne le psychanalyste qui lui dit qu’il a raison. Et c’est ainsi que le sujet, une fois qu’il a découvert le défaut irréductible dans le compte, peut se rendre compte de ce qu’il est réellement. Il est accroché au langage par certains mots qui sont pour lui les points où il suspend sa certitude d’exister. C’est là sa véritable exception, qui le distingue de tout autre, tous comme lui des exceptions.

 

C’est donc ainsi que la psychanalyse guérit : elle aide le sujet à se dégager de la dimension contraignante de son fantasme, elle lui permet de supporter sa part de mensonge et aussi elle lui permet de se supporter avec ce qu’il est.

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